16
Quinn avait pris en charge le démontage avec l’autorité que confère l’expérience : il donnait des instructions claires, concises et faisait procéder, avec méthode, à l’enlèvement du matériel qui avait servi à la compétition. Sous ses ordres, les membres de la meute ont rapidement réduit la cage en pièces détachées et rangé les différents agrès du test d’agilité ; une équipe s’est occupée du chargement et du transport, avant qu’une autre n’intervienne pour nettoyer le sang et faire disparaître toute trace du terrible combat qui venait de s’achever. Quant à moi, j’étais encore sous le choc.
Il n’est bientôt rien resté dans la salle de l’effroyable carnage qui s’y était déroulé. Patrick Furnan avait recouvré forme humaine. Le docteur Ludwig pansait ses nombreuses blessures. Ce n’était certainement pas moi qui allais le plaindre. Si j’avais un regret, c’était qu’il ne soit pas plus gravement atteint. Mais les loups de la meute n’avaient pas contesté sa victoire. Si aucun d’eux ne s’était insurgé contre une telle démonstration de violence et de cruauté, qui étais-je pour protester ?
Lèn semblait en bonnes mains : Maria-Star Cooper – une jeune lycanthrope que je connaissais vaguement pour l’avoir conduite à l’hôpital dans un état comateux (elle, pas moi) – le consolait.
Elle l’avait pris dans ses bras et lui caressait le dos tout doucement, s’efforçant de l’apaiser. Pas besoin de me dire qu’en de telles circonstances, Lèn préférait la compagnie des siens. Je l’avais bien vu dans ses yeux, quand je m’étais approchée pour l’embrasser. Ça m’avait fait mal, très mal. Mais ce n’était pas le moment de me lamenter : certes, je n’étais pas gâtée, depuis quelque temps, mais là, il y avait vraiment plus malheureux que moi.
A ma droite, Claudine sanglotait dans les bras de son frère.
— Elle se laisse si facilement attendrir, ai-je murmuré à Claude, un peu étonnée de ne pas être en larmes, moi aussi.
Je ne pouvais pas pleurer Jackson Herveaux : je ne l’avais pas connu, ou si peu. C’était pour Lèn que j’avais de la peine.
— Elle a traversé la seconde guerre des elfes dans l’Iowa, m’a répondu Claude en secouant la tête. Elle a combattu aux côtés des plus valeureux d’entre eux. J’ai vu la tête d’un gobelin qu’elle venait de décapiter lui tirer la langue. Ça l’a fait rire. Mais plus elle se rapproche de la lumière, plus elle devient sensible.
Ça m’a laissée sans voix. De toute façon, je n’avais ni le courage ni l’envie de demander des éclaircissements. Le monde des Cess pouvait garder ses mystères. J’avais eu mon compte pour la journée.
Tout avait disparu, à présent, y compris le corps de Jackson Herveaux, que le docteur Ludwig avait emporté je ne sais où pour le remettre en état (ou, du moins, dans un état que quelque histoire plausible puisse expliquer). Les membres de la meute se sont rassemblés autour de Patrick Furnan. Le vainqueur ne s’était toujours pas rhabillé et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’avait pas le triomphe modeste : apparemment, la victoire ne lui enflait pas que les chevilles... Décidément, rien ne m’aurait été épargné !
Il se tenait debout, bien campé sur ses jambes, au centre d’un plaid rouge étendu par terre – de ceux qu’on laisse dans sa voiture pour les matchs de foot. Je sentais déjà le fou rire me gagner quand sa femme s’est avancée vers lui, tenant par la main une jeune fille brune à peine sortie de l’adolescence. La fille était aussi nue que Furnan. Ça m’a calmée net.
C’est alors que je me suis souvenue de la quatrième épreuve : Patrick Furnan allait coucher avec cette malheureuse fille devant tout le monde. Devant moi ? Ah, certainement pas ! Ça non ! Pas question ! J’ai voulu faire volte-face, mais Claude m’a retenue par le bras en me sifflant à l’oreille :
— Vous ne pouvez pas partir !
Comme je m’apprêtais à protester, il m’a plaqué la main sur la bouche et m’a carrément soulevée de terre pour m’entraîner vers les derniers rangs. J’ai poussé un juron, étouffé par la main de Claude.
— Taisez-vous ! m’a-t-il ordonné. Vous allez nous attirer des ennuis. Si ça peut vous consoler, c’est un acte rituel. La fille s’est portée volontaire. Après ça, je peux vous garantir que Furnan rentrera bien gentiment chez lui. Mais il a déjà assuré sa descendance avec son épouse légitime et il doit donner naissance à une seconde lignée. C’est sa contribution à la préservation de l’espèce. Ça marchera ou ça ne marchera pas, mais il faut que ça se fasse. C’est la coutume.
J’ai préféré fermer les yeux, et Claudine a eu la bonne idée de poser ses mains mouillées de larmes sur mes oreilles pour m’épargner les cris de bête en rut de cette ordure de Furnan. Intérieurement, je l’ai bénie. Ça ne m’a pas empêchée d’entendre la clameur de la foule quand « l’acte rituel » a été accompli. Les deux fées se sont alors détendues et m’ont laissée respirer. J’ai rouvert les yeux. La fille avait disparu, mais Furnan n’avait pas bougé. Il était toujours dans la même tenue.
Pour asseoir son pouvoir tout neuf, le nouveau chef de meute a alors reçu l’hommage de ses loups. Ils ont défilé devant lui l’un après l’autre, par ordre d’ancienneté, d’après ce que je pouvais voir – du plus vieux au plus jeune. Chaque lycanthrope venait lui lécher le dos de la main, avant de lui présenter son cou dans un geste de soumission symbolique. Quand le tour de Lèn est arrivé, j’ai soudain pris conscience du drame qui pouvait se jouer sous nos yeux. Un silence tendu a envahi la salle.
Après un long moment d’incertitude, Furnan s’est penché pour refermer ses dents sur le cou de Lèn. Je m’apprêtais déjà à hurler quand Claudine m’a bâillonnée à son tour. Furnan s’est alors redressé. Pas même une égratignure dans le cou de Lèn.
Mais l’avertissement était clair.
D’autres lycanthropes ont succédé à Lèn, puis, enfin, la meute s’est dispersée. Certains sont venus entourer le vainqueur pour le féliciter, d’autres se sont éloignés lentement, en silence.
Doublant les traînards, j’ai filé sans demander mon reste, droit vers la sortie. Le prochain qui m’inviterait à une cérémonie rituelle chez les Cess, je lui dirai d’aller se faire pendre ailleurs.
Une fois dehors, j’ai regagné ma voiture d’un pas lourd. Tous les trucs que j’avais refoulés dans le feu de l’action me revenaient, comme ce que j’avais lu dans l’esprit de Lèn, après la débâcle. Lèn pensait que je l’avais laissé tomber. Pourtant, il m’avait dit de venir et j’étais venue, non ?
Je savais maintenant que s’il avait tant insisté pour que j’assiste à la compétition, c’était parce qu’il soupçonnait Furnan d’avoir quelques mauvais tours dans son sac. Il en avait averti Christine, laquelle avait fait en sorte que je me serve de ma télépathie pour déjouer les plans de Furnan. Et, effectivement, j’avais découvert que Furnan trichait. Une preuve aussi accablante de sa déloyauté aurait dû suffire à le disqualifier et, par là même, à donner la victoire à Jackson.
Mais, contre toute attente, le vote de la meute s’était retourné contre Jackson, et la compétition avait repris, avec un enjeu beaucoup plus important et des risques encore plus grands. Je n’étais pour rien dans cette décision. Pourtant, aveuglé par le chagrin, Lèn en reportait toute la faute sur moi.
J’aurais bien voulu avoir encore assez de force et de colère en moi pour m’en offusquer. Mais j’étais trop triste.
Les jumeaux m’ont à peine dit au revoir avant de sauter dans la Cadillac de Claudine et de démarrer sur les chapeaux de roues, comme s’ils n’avaient qu’une hâte : retourner à Monroe. Dieu sait que je les comprenais ! Moi aussi, j’étais pressée de rentrer. Je n’avais cependant pas leur capacité de récupération. Il m’a fallu dix bonnes minutes, assise derrière le volant, pour me remettre de mes émotions, assez du moins pour faire la route jusqu’à Bon Temps.
J’ai envisagé d’appeler Sam pour me faire remplacer, mais finalement, je suis allée prendre mon service en début de soirée. J’ai accompli tous les gestes habituels : j’ai pris les commandes, apporté les bonnes consommations aux bons clients, rempli les pichets de bière, balancé mes pourboires dans mon bocal, essuyé les débordements accidentels et veillé à ce que notre nouveau cuistot – un vampire du nom d’Anthony Bolivar, qui avait déjà fait de l’intérim chez nous – se tienne pour dit que le garçon de salle n’était pas pour lui. Mais j’effectuais mon travail comme un véritable automate. Le cœur n’y était pas. Pas la moindre étincelle, pas la plus infime satisfaction. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne m’éclatais pas dans mon boulot.
Sam semblait aller beaucoup mieux, lui, en revanche. Assis dans son coin, à regarder Charles bosser, il bouillait d’impatience de s’y remettre, ça se sentait. Peut-être même était-il un peu vexé de voir le succès croissant que le pirate avait auprès de la clientèle. Le vampire était vraiment charmant, on ne pouvait pas dire le contraire. Et, ce soir-là, il avait particulièrement soigné sa tenue : bandeau rouge à paillettes et, par-dessus son habituelle chemise blanche à manches bouffantes, une magnifique veste noire toute pailletée.
— Vous avez l’air bien triste, belle demoiselle, m’a-t-il lancé, comme je venais chercher un gin-fizz et un rhum-Coca.
— Oh ! C’est juste que la journée a été longue, ai-je répondu en m’efforçant de lui sourire.
J’avais déjà tellement d’autres trucs à digérer que, quand j’ai vu Bill franchir le seuil avec Shela Pumphrey, ça ne m’a fait ni chaud ni froid. Pas même lorsqu’ils se sont assis dans mon secteur. Je m’en fichais. Mais quand Bill m’a retenue par la main, alors que je me retournais pour aller chercher leurs commandes, je me suis violemment arrachée à son emprise.
— Je voulais juste savoir ce qui n’allait pas, m’a-t-il aimablement expliqué.
Pendant une fraction de seconde, j’ai repensé au bonheur que j’avais éprouvé dans ses bras cette nuit-là, à l’hôpital. J’ai même ouvert la bouche pour lui répondre. Mais lorsque j’ai surpris l’expression indignée de Shela, je me suis ravisée.
— Je reviens tout de suite avec ce PurSang, ai-je lancé gaiement, avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Après ça, je me suis concentrée sur le boulot. J’ai gardé mes distances avec Sam – j’avais eu ma dose de changelings pour la journée. Je redoutais en outre qu’il me demande ce qui n’allait pas, lui aussi, et je n’avais aucune envie de le lui dire, voilà tout. Ça vous est déjà arrivé de préférer bouder dans votre coin en ressassant vos malheurs ? Eh bien, c’était exactement l’état d’esprit dans lequel j’étais.
Mais j’ai quand même été obligée d’aller voir Sam, finalement. Catfish voulait régler par chèque. Or, Sam se montrait inflexible sur ce point : lorsqu’un client voulait payer par chèque, il fallait d’abord lui demander son accord.
Sur le moment, ça ne m’a pas dérangée plus que ça, même si je me tenais sur mes gardes pour ne pas être tentée de me laisser aller aux confidences. Mais quand je me suis penchée vers lui pour lui exposer le problème – il y avait un boucan de tous les diables, dans le bar, alors, à moins de hurler, j’étais bien obligée de m’approcher –, il s’est exclamé :
— Mon Dieu, Sookie ! Mais avec qui es-tu encore allée traîner ?
Je me suis redressée brusquement. Sam ouvrait des yeux comme des soucoupes : il était à la fois choqué et manifestement effrayé par l’odeur que je portais sans le savoir.
— Où es-tu allée dénicher un tigre ?
— Un... tigre... ai-je bêtement répété, à moitié sonnée.
Eh bien, au moins, maintenant, je savais en quoi Quinn se changeait !
— Raconte.
— Non, ai-je aboyé. Certainement pas ! Bon, pour Catfish, je fais quoi ?
— Ça passe pour cette fois. Mais s’il y a le moindre problème, il n’est pas près de remettre les pieds ici.
Je n’ai pas jugé bon de transmettre la deuxième partie du message. J’ai accepté le chèque de Catfish, en même temps que sa débordante gratitude avinée.
Pour ne rien arranger, alors que je retournais au bar, j’ai accroché mon collier en argent au coin du comptoir, en me baissant pour ramasser une serviette qu’un pauvre type avait balancée par terre. Un des maillons a cédé, et j’ai rattrapé ma chaîne et ma petite croix en argent de justesse. Je les ai glissées dans ma poche. Bon sang ! Après avoir passé une sale journée, il fallait encore que je me coltine une sale soirée !
Ça ne m’a pas empêchée de faire un signe de la main à Shela, quand elle est partie au bras de Bill. Il m’avait laissé un bon pourboire. Je l’ai fourré dans mon autre poche, si brutalement que j’ai failli la déchirer.
J’avais entendu le téléphone du bar sonner plusieurs fois et, comme je me dirigeais vers le passe-plat, un plateau chargé à la main, Charles s’est tourné vers moi en bougonnant :
— Il y a quelqu’un qui appelle toutes les cinq minutes et, chaque fois que je décroche, on me raccroche au nez. Ça commence à m’énerver.
— Sans doute des mômes, lui ai-je répondu pour le calmer. Ils vont finir par se lasser.
À peu près une heure plus tard, comme je posais un Coca devant Sam, le garçon de salle est venu me dire qu’on me demandait à la porte de service.
— Qu’est-ce que tu fabriquais dehors ? a aussitôt rugi Sam.
Le garçon a eu l’air embarrassé.
— J’étais sorti faire une pause cigarette, vu que le vamp’ m’a juré qu’il me saignerait, si j’en allumais une dedans, quand ce type est sorti de nulle part.
— À quoi il ressemble ? ai-je demandé.
— Oh ! C’est un vieux avec des ch’veux noirs, a résumé le garçon en haussant les épaules.
Pas doué pour les descriptions, le moussaillon (une expression de Charles).
— D’accord.
Je n’étais pas mécontente de faire une pause, moi non plus. Je me doutais un peu de l’identité de mon visiteur, et il valait mieux ne pas le faire attendre : si jamais il entrait dans le bar, ce serait l’émeute. Sam a prétexté une envie pressante pour me suivre. Il a pris ses béquilles et m’a emboîté le pas en claudiquant dans le couloir. Il avait ses propres WC, juste à côté de son bureau, et il y est entré pendant que je gagnais la porte de service. Je l’ai ouverte avec circonspection et j’ai jeté un coup d’œil à l’extérieur. Déjà, j’avais le sourire aux lèvres. Le type qui m’attendait dehors avait le visage le plus célèbre de la planète – sauf pour les garçons de salle qui n’avaient pas trois poils au menton, apparemment.
— Bubba ! me suis-je exclamée, ravie de revoir le vampire.
On ne pouvait pas l’appeler par son vrai nom : ça le mettait dans tous ses états. Bubba était plus connu sous le nom de... Bon, laissez-moi vous présenter la chose comme ça : vous vous êtes posé des questions sur toutes ces mystérieuses apparitions, après sa mort ? Eh bien, l’explication était là, juste devant moi. Toujours pas ? Et si je vous dis Love me tender ? Ah, quand même !
Son passage à l’état de vampire ne s’était pas très bien passé, pour ne rien vous cacher. Il était tellement bourré... de médicaments, cette nuit-là... Pourtant, en dehors d’un penchant marqué pour le sang de chat, Bubba ne s’en sortait pas trop mal. Il faut dire aussi que la communauté des vampires s’occupait bien de lui : Eric l’employait comme garçon de courses, et ses fans aux dents longues le bichonnaient. Ses cheveux gominés étaient toujours impeccablement coiffés, ses longs favoris parfaitement taillés. Ce soir-là, il portait un blouson en cuir noir, un jean neuf et une chemise noir et argent. Il avait fière allure.
Je me suis empressée de le complimenter.
— Tu es rudement beau, ce soir, Bubba !
— Vous aussi, mam’zelle Sookie, a-t-il répondu, rayonnant.
— Tu voulais me dire quelque chose, peut-être ?
— Oui, mam’zelle. M’sieur Eric m’envoie vous dire « qu’il est pas c’qu’il paraît ».
J’ai cligné des paupières, un brin déconcertée.
— Qui ça, Bubba ? lui ai-je demandé, en veillant à garder un ton parfaitement posé.
— C’est un tueur à gages.
Je l’ai regardé sans comprendre. Non parce que le dévisager m’apporterait une réponse, mais parce que je me concentrais pour essayer de décoder son message. Erreur ! Bubba s’est mis à jeter des coups d’œil en tous sens avec des airs de bête traquée. Son sourire s’était évanoui d’un coup. J’étais en train de lui provoquer une belle crise d’angoisse.
— Merci, Bubba, ai-je aussitôt dit en lui tapotant l’épaule. Tu as bien fait ton travail.
— J’peux y aller, maintenant ? J’peux retourner à Shreveport ?
— Bien sûr.
Il ne me restait plus qu’à appeler Eric. Mais pourquoi diable n’avait-il pas pris le téléphone au lieu de m’envoyer Bubba ?
— J’me suis trouvé un raccourci par l’refuge des animaux, m’a confié fièrement Bubba.
Glups !
— Oh ! Parfait, me suis-je exclamée en imaginant déjà les dégâts, surtout parmi les chats.
— À la r’voyure, mam’zelle Sookie ! m’a-t-il lancé de l’autre bout du parking.
Juste au moment où vous vous disiez que Bubba était ce qui se faisait de pire en matière de vampire, il vous épatait en accomplissant un truc hallucinant – se déplacer à la vitesse de la lumière, par exemple.
— A la prochaine, Bubba ! lui ai-je gaiement répondu.
— Était-ce bien qui je crois que c’était ?
J’ai sursauté et je me suis retournée d’un bond. Charles avait déserté son poste derrière le comptoir et se tenait juste derrière moi.
— Vous m’avez fait peur !
Comme si ça ne se voyait pas !
— Navré.
— Oui, c’était bien lui.
— C’est ce que je pensais. Je ne l’ai jamais vu chanter en vrai. Ce doit être une expérience extraordinaire.
Charles ne me regardait pas en parlant. Ses yeux étaient rivés sur le parking, comme s’il avait l’esprit ailleurs. J’avais la très nette impression qu’il ne prêtait pas la moindre attention à notre conversation.
J’ouvrais déjà la bouche pour lui répondre quand ses paroles ont résonné dans ma tête. Les mots se sont figés sur mes lèvres. Il fallait pourtant que je dise un truc, n’importe quoi, sinon il risquait de se douter que quelque chose n’allait pas.
— Bon, il vaudrait peut-être mieux que je retourne bosser, ai-je lancé, avec ce sourire radieux qui éclaire systématiquement mon visage quand je suis nerveuse.
Et Dieu sait que je l’étais ! Avec la brusque révélation que je venais d’avoir, toutes les pièces du puzzle s’emboîtaient subitement. J’en avais la chair de poule. Lentement, j’ai commencé à reculer en direction du bar.
D’ordinaire, la porte du couloir était toujours ouverte, parce que les clients l’empruntaient sans cesse pour aller aux toilettes. Mais, à présent, elle était fermée. Je l’avais pourtant laissée ouverte, quand j’étais venue parler à Bubba...
Mauvais signe.
— Sookie, a alors murmuré Charles, je suis vraiment désolé.
— C’est vous qui avez tiré sur Sam, hein ? lui ai-je demandé, tout en tâtonnant dans mon dos pour trouver la poignée de la porte.
Il n’allait tout de même pas me tuer dans un bar bondé, si ? Puis je me suis souvenue de la nuit où Eric et Bill avaient vidé mon salon de tous les lycanthropes qui s’y étaient introduits. Ça ne leur avait pas pris plus de trois ou quatre minutes.
— Oui. Une sacrée aubaine pour moi que vous ayez intercepté la cuisinière et qu’elle soit passée aux aveux. Elle ne s’est pourtant pas accusée d’avoir tiré sur Sam, n’est-ce pas ?
— Non, c’est vrai. Et la balle qu’on a retrouvée sur Sam ne correspondait pas.
Mes doigts se sont enfin refermés sur la poignée de la porte. Si je la tournais, j’avais une chance de m’en tirer...
— Vous vouliez décrocher la place de barman ici, c’est ça ? ai-je enchaîné, persuadée qu’il fallait absolument continuer à lui parler pour l’empêcher de passer à l’action.
— Je pensais que je saurais me rendre utile, si Sam était mis hors jeu.
— Comment avez-vous su que je me tournerais vers Eric pour lui chercher un remplaçant ?
— Je l’ignorais. Mais je savais que quelqu’un finirait par lui dire, tôt ou tard, que, sans Sam, les choses risquaient de mal tourner Chez Merlotte. Comme cela revenait à vous mettre en danger, j’étais persuadé qu’Eric interviendrait. Et, comme j’étais le dernier arrivé, il était logique que ce soit moi qu’il envoie en priorité.
— Mais pourquoi faites-vous tout ça ?
— Eric a une dette à payer.
Il s’était rapproché sans que je m’en rende vraiment compte – quoiqu’il ait pris son temps, pour un vampire.
— Il semblerait qu’Eric ait découvert que j’avais menti à propos du nid de Jackson, a-t-il repris.
— Oui. Vous n’avez pas fait le bon choix.
— Pourquoi ? C’était le meilleur que je puisse faire : ce nid est une véritable fourmilière. Russell a tant d’hommes à son bord qu’il ne connaît pas lui-même l’intégralité de son équipage.
— Oui, mais ils ont tous entendu Bubba chanter. Il leur a offert un récital privé, un soir. Vous n’auriez jamais pu oublier un truc pareil. Je ne sais pas comment Eric a découvert le pot aux roses, mais dès que vous avez dit que vous n’aviez jamais entendu...
Il a bondi.
En moins d’un quart de seconde, je me suis retrouvée aplatie comme une crêpe sur le carrelage. Mais j’avais instinctivement plongé la main dans ma poche. Déjà, il s’apprêtait à me mordre. Ses crocs étaient complètement sortis et brillaient d’un éclat assassin dans la lumière des néons.
— Je ne peux pas faire autrement, a-t-il déploré. J’ai prêté serment. Je suis navré.
— Pas moi ! lui ai-je rétorqué, en lui enfournant ma chaîne en argent dans la bouche, avant de lui refermer la mâchoire d’une manchette.
Il a hurlé et m’a frappée. J’ai senti une violente douleur au côté, un os craquer. De petites volutes de fumée âcre s’échappaient de ses lèvres, à présent. J’ai réussi à reculer à quatre pattes et je me suis mise à crier, moi aussi. La porte s’est ouverte à la volée, et cinq ou six gars se sont rués dans le couloir. Malgré sa jambe plâtrée, Sam est sorti de son bureau comme un boulet de canon. À mon grand étonnement, il tenait un pieu à la main. Entre-temps, le vampire vociférant avait été jeté à terre par tant de solides gaillards en jean que je ne le voyais même plus. Charles essayait de mordre tout ce qui lui passait sous la dent, mais il avait la bouche en feu – au sens propre – et il avait du mal à se servir de ses crocs.
— File-moi ce pieu, mon garçon ! a soudain braillé Catfish, qui devait se trouver sous le tas gesticulant, au contact direct de son adversaire.
Sam a tendu l’arme en question à Hoyt Fortenberry, qui l’a passée à Dago Guglielmi, qui l’a lui-même remise entre les mains velues de Catfish Hennessey.
— On attend la police vamp’ ou on s’en charge nous-mêmes ? Sookie ?
Après un terrible moment d’hésitation, j’ai fini par écouter la voix de la raison.
— Appelez les flics.
La police de Shreveport possédait une brigade d’agents vampires, un panier à salade adapté au transport des délinquants aux dents longues et des cellules spécialement conçues pour eux.
— Achevez-moi, a alors supplié Charles. J’ai échoué et je ne supporte pas la prison.
— Tu l’auras voulu ! s’est exclamé Catfish, avant de lui planter le pieu en plein cœur.
L’affaire étant réglée et le corps du vampire désintégré, les hommes sont retournés au bar et ont repris bien gentiment leurs places. Ça faisait quand même un drôle d’effet : pas un rire parmi la clientèle, pas beaucoup de sourires non plus. Et aucun de ceux qui étaient restés dans la salle n’a demandé aux autres ce qui s’était passé.
Je pouvais remercier Catfish et les autres : sans leur intervention, trente secondes de plus et on me retrouvait morte.
J’avais eu de la chance.
On a tous eu de la chance, ce soir-là, d’ailleurs : pour une fois, il n’y avait pas un seul membre des forces de police, ni du barreau, Chez Merlotte. Mais ça ne faisait pas cinq minutes que tout le monde avait regagné sa table que Dennis Pettibone, l’expert ès incendies, débarquait – le garçon de salle était encore en train de passer la serpillière dans le couloir, c’est dire. Le flic venait rendre une petite visite à mon amie Arlène. Sam m’avait bandé les côtes dans son bureau, et je suis revenue dans la salle – à pas prudents, quand même – juste à temps pour demander à Dennis ce qu’il voulait boire.
Eric a eu de la chance, lui aussi, quand il a débarqué Chez Merlotte une demi-heure plus tard, que Sam n’ait plus de pieu sous la main. Vu l’ambiance électrique qui régnait dans le bar et la passable nervosité des clients, ça ne m’aurait pas étonnée qu’un fier-à-bras quelconque se dévoue pour le tuer – il ne s’en serait sans doute pas aussi bien sorti que ceux qui s’étaient jetés sur Charles, à mon avis.
— Tu n’as rien, Sookie ? m’a demandé Eric.
Malheureusement, sous le coup de l’anxiété, il m’avait attrapée par la taille.
— Aïe !
— Tu es blessée ? s’est-il aussitôt alarmé, avant de se rendre compte que cinq ou six gars s’étaient levés d’un bond.
— Juste quelques bleus, lui ai-je assuré, en faisant un énorme effort pour avoir l’air aussi en forme que je le prétendais. Tout va bien, ai-je ajouté en élevant la voix. C’est mon ami Eric, qui n’a pas arrêté de téléphoner au bar pour me prévenir. Je comprends maintenant pourquoi c’était aussi urgent.
Et j’ai regardé chacun de mes défenseurs en puissance droit dans les yeux, jusqu’à ce qu’ils se rassoient l’un après l’autre.
J’ai alors lancé à Eric, un ton plus bas :
— Viens, on va aller discuter tranquillement cinq minutes.
Mais Eric aspirait à tout sauf à la tranquillité.
— Où est-il ? Chaude Pluie peut m’envoyer un régiment de coupeurs de tête s’il veut, mais je te garantis que je vais tuer cette ordure moi-même !
— C’est déjà fait, ai-je sifflé entre mes dents. Hé ! Tu vas te calmer un peu, oui ?
Sam nous a autorisés à emprunter son bureau, le seul endroit qui offrait à la fois des chaises et un minimum d’intimité. Perché sur un tabouret de bar, la jambe posée sur une caisse de whisky, Sam était de nouveau à son poste, derrière le comptoir.
— Bill a fait des recherches dans sa base de données, m’a expliqué Eric avec un petit sourire satisfait. Twining m’avait dit qu’il venait du Mississippi. J’en avais donc conclu qu’il était un des nombreux ex-mignons de Russell. J’avais même appelé Russell pour lui demander si Twining avait travaillé pour lui. Russell m’avait répondu qu’il renouvelait si fréquemment son stock qu’il n’avait qu’un très vague souvenir de ses anciens pensionnaires. Comme tu as pu le constater à Jackson, Russell et moi n’avons pas tout à fait la même façon de gérer notre personnel.
C’était le moins qu’on puisse dire ! Malgré ma douleur lancinante au côté, ça m’a fait sourire.
— Comme je n’avais toujours aucune information solide, j’ai demandé à Bill de faire des recherches. Il a retrouvé la trace de Twining et l’a suivie, depuis la nuit où il a été vampirisé à celle où il a prêté allégeance à Chaude Pluie.
— C’est Chaude Pluie qui l’a vampirisé ?
— Non, non, a répliqué Eric avec impatience. Chaude Pluie a vampirisé le maître de Charles. Et quand ce dernier a été tué, lors de la guerre contre les Indiens, Charles a prêté allégeance à Chaude Pluie. Comme Chaude Pluie estimait qu’il n’avait pas obtenu réparation, après la mort de Grande Ombre, il a envoyé Charles pour me faire payer la dette que, dans son esprit, j’avais toujours envers lui.
— Mais pourquoi me tuer ? En quoi ça pouvait régler ta dette ?
— Il s’était imaginé, après avoir prêté l’oreille à certains commérages, que tu étais très importante pour moi et que ta mort m’atteindrait autant que celle de Grande Ombre l’avait frappé lui-même.
— Ah !
Qu’est-ce que vous vouliez répondre à ça ?
J’ai fini par lâcher :
— Alors, comme ça, Chaude Pluie et Grande Ombre... fricotaient ensemble ?
— Oui, mais ce n’était pas ce que tu crois : ce n’était pas tant sexuel que... sentimental, entre eux. C’est l’affectif qui les liait vraiment.
— Donc, parce que Chaude Pluie a trouvé insuffisante l’amende que tu lui avais versée pour la mort de Grande Ombre, il a envoyé Charles avec pour mission de te faire souffrir autant que lui ? C’était sa façon à lui de te rendre la monnaie de ta pièce ?
— Oui.
— Et Charles est allé à Shreveport, a fait sa petite enquête, a découvert mon existence et a décrété que ma mort réglerait la note.
— Apparemment.
— Il a alors entendu parler du mystérieux tireur qui s’en prenait aux changelings, il a découvert que Sam en était un lui-même et il lui a tiré dessus pour avoir une bonne raison de venir à Bon Temps.
— Oui.
— Franchement tordu, comme plan, non ? Pourquoi Charles ne s’est-il pas contenté de me sauter dessus pour me saigner, tout simplement ?
— Parce qu’il voulait que ta mort ait l’air d’un accident. Il ne voulait pas que la faute retombe sur un vampire : il n’avait pas envie de se faire prendre, évidemment, ni que Chaude Pluie encoure la moindre condamnation.
J’ai fermé les yeux, atterrée.
— Donc, c’est lui qui a mis le feu chez moi, et pas ce pauvre Marriot. Ça ne m’étonnerait pas qu’il l’ait trucidé avant même la fermeture du bar et qu’il l’ait emmené jusque chez moi rien que pour lui faire porter le chapeau... Ô mon Dieu ! Charles m’a emprunté mes clés de voiture, ce soir-là ! Je parie que le malheureux était dans mon coffre ! Peut-être pas mort, mais hypnotisé. C’est Charles qui lui a mis cette carte bidon dans la poche. Ce pauvre type n’était pas plus membre de la Confrérie du Soleil que moi.
— Ça a dû passablement agacer Charles, quand il s’est aperçu que tu étais entourée de si nombreux... « amis », a lâché Eric d’un ton glacial, au moment même où une paire de ces soi-disant amis passaient bruyamment devant le bureau, prenant le prétexte d’un petit tour aux toilettes pour le garder à l’œil.
— Oui, sans doute, ai-je acquiescé avec un petit sourire en coin.
— En tout cas, tu as l’air... mieux que je ne le pensais, a-t-il repris, sans grande conviction toutefois. Moins traumatisée, comme on dit maintenant.
— Crois-moi, Eric, je suis née sous une bonne étoile. Tu ne peux pas imaginer les horreurs que j’ai vues, aujourd’hui... Au fait, la meute de Shreveport s’est dégoté un nouveau chef. Et c’est un menteur, un tricheur et un salaud de la pire espèce.
— J’en déduis donc que Jackson Herveaux a, une fois encore, perdu sa mise.
— Oh ! Il a perdu beaucoup plus que ça...
Eric a écarquillé les yeux.
— Alors, c’était aujourd’hui ? J’avais entendu dire que Quinn était en ville. Pourtant, il ne laisse pas passer grand-chose, d’habitude, et il n’est pas vraiment du genre à fermer les yeux.
— Il n’a rien à voir là-dedans. C’est une décision de la meute qui a coulé Jackson. Normalement, ça aurait dû l’aider... Malheureusement, c’est le contraire qui s’est produit.
— Mais que faisais-tu là-bas ? Ce satané Léonard n’aurait pas essayé de se servir de toi – ou de tes dons, plus exactement – pour faire pencher la balance, par hasard ?
— Se servir de moi ? Ah ! Tu sais de quoi tu parles !
— Oui, mais moi, au moins, je suis clair à ce niveau-là, a-t-il rétorqué en m’adressant un regard d’une limpidité qu’aucun scrupule ne venait troubler.
Quel culot ! J’ai éclaté de rire. Je croyais pourtant que je n’aurais plus envie de rire avant longtemps. Et voilà que je me marrais comme une baleine.
— On ne peut plus vrai !
— Si j’ai bien compris, ce cher Charles Twining n’est plus de ce monde ? s’est alors enquis Eric avec un calme olympien.
— Exact.
— Eh bien, décidément, dans les parages, les humains ne manquent pas d’esprit d’initiative ! Des dommages collatéraux ?
— Une côte cassée.
— C’est bien peu contre un vampire qui se bat pour sauver sa peau.
— Pas faux.
— Quand Bubba est rentré et que j’ai pu constater, en l’écoutant, qu’il n’avait pas correctement délivré son message, le galant homme que je suis s’est précipité ici pour se porter à ton secours. J’avais essayé de te téléphoner toute la soirée pour te prévenir, mais, chaque fois, c’était Charles qui décrochait.
— Extrêmement galant de ta part, en effet, ai-je admis. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, parfaitement inutile.
— Bon. Eh bien, dans ce cas, je vais retourner m’occuper de mon propre bar. Au fait, nous allons élargir la gamme de nos produits dérivés, au Croquemitaine.
— Ah ?
— Oui. Que dirais-tu d’un calendrier de nus ?
— Mmm... Et tu seras dedans ?
— Oh, mais bien sûr ! Monsieur Janvier.
— Alors, mets-m’en trois de côté. J’en offrirai un à Arlène et un à Nikkie. Et j’en accrocherai un chez moi.
— Si tu me promets de le garder ouvert à ma page, je te ferai cadeau du tien.
— Marché conclu !
— Ah ! Une dernière chose avant que je m’en aille, a-t-il ajouté en se levant.
Je l’ai imité, quoique beaucoup plus lentement.
— Je vais avoir besoin de toi début mars.
— Je vais vérifier sur mon agenda. C’est pour quoi ?
— Une petite conférence au sommet : la réunion de tous les rois et reines de la communauté du Sud. Le lieu n’a pas encore été arrêté, mais quand il le sera, il faudra que tu me dises si tu peux te libérer pour m’accompagner.
— J’ai un peu de mal à me projeter si loin, Eric.
Je n’ai pas pu réprimer une grimace en marchant vers la porte.
— Attends une minute !
Et, tout à coup, il s’est retrouvé devant moi.
J’ai levé les yeux vers lui. Bon sang ! Que j’étais donc fatiguée !
Il s’est penché pour m’embrasser. Il a à peine effleuré mes lèvres : un vrai baiser-papillon.
— Je t’ai donc dit que, sexuellement, je n’avais jamais rien connu de mieux... m’a-t-il murmuré à l’oreille.
— Oui.
— Mais... en as-tu dit autant ?
— Ah ! Tu voudrais bien le savoir, hein ?
Et, sur ces mots, la «bombe sexuelle » de Bon Temps a planté là le tombeur aux dents longues de Shreveport pour aller faire ce qu’elle savait encore faire de mieux : serveuse Chez Merlotte.